Critique du film - Au bout du monde

Critique du film Au bout du monde – Kiyoshi Kurosawa (2019)

« Au bout du monde » est un film réalisé par Kiyoshi Kurosawa. Il sortira au cinéma en France le 23 octobre 2019. Il est distribué par EUROZOOM.

La signification du titre japonais : « Tabi no Owari Sekai no Hajimari » pourrait se traduire par « le début de chaque fois ». Sans véritable équivalent en français, il souligne avant tout la continuité de chaque chose dans le monde (regardez les petites flèches entre les idéogrammes sur l’affiche ci-dessus).

De quoi parle se film ? : Reporter pour une chaîne de TV japonaise, Yoko tourne en Ouzbékistan mais rencontre plusieurs difficultés. Son rêve est en effet tout autre… En faisant l’expérience d’une culture étrangère, de rencontres en déconvenues, Yoko finira-t-elle par trouver sa voie ?

La principale qualité du film :

C’est son originalité. On suit Yoko dans un périple initiatique. La particularité, c’est que ce qu’elle ne sait pas, le réalisateur ne le montre pas. C’est une manière totalement différente de raconter une histoire.

Cette singularité, elle réside aussi dans le fait que les acteurs ne sont pas les seuls personnages du film. Kurosawa fait du lieu de tournage et de son outil de travail (la caméra) des personnages à part entière. L’Ouzbékistan et ses habitants, se dévoilent sous de multiples facettes. La caméra, elle, occupe une place centrale. Comme un film dans le film, nous sommes autant spectateur des évènements, qu’observateur de la mise en scène.

1) »Ouzbékistan, où es-tu, qui es-tu ? » 

Critique du film - Au bout du monde

Après Seventh code (2013) et un tournage à Vladivostok en Russie puis Le Secret de la chambre noire (2016) tourné en France, K. Kurosawa s’aventure une nouvelle fois en dehors du Japon, cette fois en Ouzbékistan.

L’Ouzbékistan est un pays d’Asie centrale, ancienne république soviétique, de 31 millions d’habitants. Dans le film, on suit la petite équipe de tournage (4 japonais plus un interprète Ouzbek) dans ce pays dont ils ne connaissent rien.

Pour eux comme pour nous, ce périple se transforme en véritable découverte.

Autrefois merveille de la route de la soie, reliant la Chine à la Méditerranée, ce pays est aujourd’hui peu touristique. Au delà de son positionnement géographique, c’est triste à dire mais c’est certainement surtout du à son manque de médiatisation.

Le film y pose un regard simple et contemplatif. On découvre, en même temps que les personnages, des paysages et une culture extraordinaires. Une immensité telle que l’on éprouve presque instantanément un sentiment de liberté.

D’abord, on découvre l’immense lac Aydar (3000 kilomètres carrés) et son mystérieux poisson que tout le monde semble connaitre mais que personne n’arrive à pécher. On parcourt les grandes steppes arides puis les montagnes, dans toutes leurs nuances de couleurs, avec la neige comme horizon.

On explore la capitale Tachkent. Les ruelles animées du bazar. Là où les marchands n’hésitent pas à vous interpeler. L’immense hôtel « Ouzbékistan », dont la façade n’a rien à envier au MGM à Las Vegas (vers 1 heure de film). Yoko va construire un rapport avec ce pays qui va évoluer au fur et à mesure du film. En particulier avec la nourriture, qui est un fil rouge dans le film.

Enfin, le film donne son point de vue sur la richesse artistique et historique de ce pays, notamment à travers le théâtre Navoi. Un pays, lui aussi meurtri par la seconde guerre mondiale (où on apprend que des japonais ont été prisonniers en Ouzbékistan).

Au delà de ce panorama, ce que j’ai aimé, c’est que ce film met en avant le peuple Ouzbek. C’est étonnant de constater qu’un réalisateur Japonais a une connaissance aussi précise de leurs valeurs et qu’il tient à les mettre en lumière. La générosité, la sincérité, la gentillesse mais aussi une clairvoyance (le gérant du manège, le policier). On perçoit aussi cette fierté, héritage de l’éducation et de conditions de vie difficile qui forge les caractères. Et ces valeurs ne s’achètent pas (on voit souvent les scènes où Yoko effectue des paiement en espèce).

Le film nous invite à aller au delà des apparences. Yoko est souvent craintive lorsqu’elle croise des habitants dans la rue, elle s’enfuit même en courant. On voit aussi que les japonais ne comprennent pas pourquoi les Ouzbek sont aussi fiers et changent souvent d’avis, mettant le traducteur dans l’embarras. Ce sont des passages assez drôle et léger du film.

Le message de Kurosawa est clair et on y adhère naturellement. C’est la diversité de ce pays qui le rend beau et profond. A l’instar de Woody Allen, il parvient à nous séduire en nous dévoilant l’identité d’un pays qui n’est pas le notre. Cette déterritorialisation qu’explique si bien Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe. La différence avec W. Allen, c’est que Kurosawa s’émancipe de tout artifice, des stars d’Hollywood et autres effets de style. Le résultat est certes moins sophistiqué mais tout aussi convaincant et agréable à regarder.

2) L’art de se révéler face caméra

Critique du film - Au bout du monde

Ce que j’ai vraiment apprécié, c’est que l’on accompagne réellement l’équipe de tournage. Cela permet d’avoir un point de vue différent. En tant que spectateur, notre rôle est double, et varie selon des scènes.

Lorsque l’équipe tourne une scène pour le reportage, notre point de vue devient extérieur. On est un membre de l’équipe mais passif. On accompagne l’installation le trépied, la pose le micro, le fait de faire et refaire des prises. Ce sont des scènes d’observation. On est clairement pris à témoin sur leur manière de travailler, de faire un film dans le film. La caméra est à la fois dans le champs et en dehors du champs.

Lorsque l’équipe ne tourne pas, on a une vision plus intérieure. on partage l’intimité de la vie personnelle de Yoko, de la relation à distance avec son copain et de sa quête personnelle. Ce sont des scènes assez introspectives, où elle ne joue pas un rôle.

Je trouve cette orientation très intéressante car elle nous permet d’avoir plusieurs points de vue sur l’action. Là encore, Kurosawa prône un retour à la simplicité. Une partie de pêche infructueuse, une dégustation dans un restaurant qui tourne mal (car la nourriture n’est pas assez cuite). Vous verrez se succéder plusieurs scènes tragicomiques particulièrement savoureuses.

3) Un magnifique panel de nuances 

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L’autre point fort, c’est lorsque Kurosawa fait du Kurosawa. Mais seulement par intermittence. Je m’explique.

Une qualité du film, c’est qu’il oscille entre les degrés d’intensité.

Vous constaterez que parfois le film baisse en intensité. Même si je ne me suis pas ennuyé, par moment, l’attention se relâché.

A chaque fois, comme par magie, par un simple plan, une nuance de lumière, Kurosawa arrive à me rattraper. C’est ça que j’admire tout particulièrement dans son travail de réalisation. Son génie pour nous captiver et nous surprendre, en un seul instant, à partir de rien, d’une situation anodine. C’est d’autant plus bluffant qu’il n’utilise aucun effets spéciaux.

C’est vrai pour le fantastique/tension que Kurosawa maitrise à la perfection. Les nuances sont là pour entretenir le mystère et nous mener vers de fausses pistes. Je trouve que c’est dans ce registre ce domaine Kurosawa est le meilleur et il le prouve à nouveau. Prenons par exemple la scène ou Yoko se retrouve perdue dans la ville. La nuit tombe progressivement et elle se retrouve seule sans aucun repère. Ce passage est assez long, et on se demande ce qu’il va pouvoir se passer. Est-elle en danger ? Tout à coup, elle tombe nez à nez avec un bouc qui va la sauver. Assez improbable !

Dans un autre film, cette scène n’aurait aucun intérêt (On pourrait limite croire à une blague). Ici, Kurosawa arrive a en faire un scène clé du film, où la tension au départ palpable, laisse place a quelque chose de plus doux (je ne parle pas de ce que vous pensez lol) qui va permettre à Yoko de reprendre conscience/confiance pour se sortir de cette situation délicate.

Autre illustration, la scène dans le théâtre, assez improbable où le jeux des lumières sont magnifiques. Dernier exemple, dans la chambre du grand hôtel. A chaque fois que Yoko est sur son téléphone, on a l’impression d’un huit clos. Les éléments du décor jouent un rôle indirect sur l’action (cette fenêtre ouverte, le vent qui souffle à travers la chambre) et le téléphone qui ne capte pas ce qui va l’inciter à sortir.

C’est surement ça le cinéma de Kurosawa. Loin de la démesure qui animé la majorité des films américains, lui prône un panel de nuances, de questionnements où les réponses ne sont jamais tranchées. Comme l’action, l’intensité oscille toujours entre rêve et réalité.

Après toutes ces louanges, voici les « quelques » défauts que j’ai relevé.

D’abord, il reste un peu sur la retenue. Beaucoup plus ces deux dernières réalisations. La conséquence est qu’il n’échappe pas à certaines longueurs. En particulier lorsque Yoko, déambule dans les ruelles et le bazar, crapahute au bord de la route. C’est un peu lassant. En particulier, je trouve la scène de la fuite est trop longue. Dans ce coté road trip, seule la scène finale trouve grâce à mes yeux, au sommet de la montagne. Elle est très belle.

Ensuite, je pense que la performance des acteurs est décevante. Le jeu de Yoko (Atsuko Maeda) et Shôta Sometani est bon, mais pas exceptionnel. Peut être que ce format de film ne leur laisse pas assez de place pour s’exprimer. J’ai surtout trouvé leur jeu trop figé et stéréotypé, voire exagéré (lorsqu’elle se met à pleurer au poste de police). Là encore, j’ai dû attendre la dernière scène du film pour être réellement ému par Yoko.

Pour moi, la vraie révélation de ce film, c’est le traducteur/guide Ouszbek, Temur (Adiz Rajabov). Celui que l’on pourrait presque confondre avec Guigui d’Ichiban Jaban est parfait dans son interprétation. Toujours bienveillant, il parle un japonais très respectueux. Surtout, il apporte beaucoup d’authenticité et de simplicité, des valeurs qui collent parfaitement à celles de K. Kurosawa.

4)Un question sur notre capacité à s’adapter et explorer le monde

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C’est la question que l’on sait tous posée. Comment réagir face à l’inconnu ? Vais-je être capable de m’adapter à une situation nouvelle, à ces gens que je ne connais pas ?

Yoko se la pose tout particulièrement car elle est dans un pays étranger, loin de chez elle. Elle éprouve d’abord les pires difficultés. Dans la première partie du film, elle oppose un refus catégorique, elle a une réaction de peur. Puis elle évolue progressivement de la maladresse à la découverte, puis l‘acceptation et au plaisir.

Le fil conducteur, pour elle, c’est l’amour pour son petit ami, resté au Japon. Ce qui est original, c’est que l’on suit l’héroine sans avoir accès à se qui se passe à l’insu de son regard. Ce qu’elle ne sait pas, le réalisateur ne le montre pas. C’est une manière différente de raconter une histoire. A la différence du film « Lost in Translation » elle n’est pas délaissée (pas son copain), c’est elle qui se met volontairement à l’écart. Et ce n’est pas vraiment les autres membres de l’équipe de tournage qui vont la pousser à s’intégrer.

Comme dans tous ces films, Kurosawa explore la culture japonaise et nous glisse quelques messages toujours pertinents.

Sur la volonté et la persévérance de Yoko (la scène du manège). Mais toujours avec la même volonté. Kurosawa insiste sur ce trait caractéristique pour lui des japonais. L’équipe qui veut toujours refaire les prises. Yoko qui accepte de tout faire sans jamais se plaindre.

Un autre point intéressant, c’est le rôle de la police. Un point dont je vous parle dans chacune de mes critiques sur un film de Kurosawa car il y a pour moi une vraie vision tragi-comique. Ce film n’y déroge pas sauf que cette fois, il nous donne une bonne vision de la police Ouzbek. Tout le contraire de la police japonaise dont il adore se moquer. Ici les policiers ne paniquent pas, ils ne montrent stricts mais à l’écoute, ils sont méthodiques réactifs et compréhensifs. C’est tout le contraire de l’image qu’il montre de la police japonaise dans  ses films précédents.

L’enseignement (la réponse à la question initiale) c’est qu’il ne pas hésiter à aller vers les autres, s’ouvrir à l’extérieur. Même si c’est difficile au départ, ce sont toujours des expériences enrichissantes dont on ressort gagnant. Des expériences qui nous font grandir et nous ouvrir au monde, à agir pour tenter de le rendre meilleur (la chèvre reste libre, même si son sort est incertain). C’est une quête de liberté qui est le fil conducteur du film. Comment s’émanciper des barrières que l’on se met soi même.

Malgré la prise de distance avec son pays, je vois vraiment ce film comme un film personnel de la part de K. Kurosawa, plus intime que ses deux précédents. Derrière ses silences, il nous en dit beaucoup, notamment sur ce qu’il pense de son métier de réalisateur et des valeurs qu’il souhaite défendre.

Le plan centré sur le visage de Yoko lorsqu’elle s’adresse à l’animal « Okuu, que désires-tu vraiment »? En réalité, cette question elle se la pose à elle même, en même temps qu’elle la pose à chacun d’entre nous et à Kurosawa.

5) Un hymne à l’amour universel

Le thème de la communication est au centre du film. Il se décline (au moins) de trois façon :

D’abord la communication au sein du groupe de japonais. Elle est quasi inexistante.

Tous leurs échanges restent sur un ton formel et elle ne peut pas partager ses doutes et ses questions. Certes ils sont bienveillants, attentif à son confort (sauf dans le manège) mais ce n’est qu’à la fin du film qu’ils prennent le temps de lui poser des questions sur sa vie.

Dès lors, elle se retourne vers son téléphone portable qui reste le seul moyen de communiquer avec son petit ami, Ryota. Le catalyseur de ses émotions, de ses peurs et de frustrations.

Là ou Kurosawa fait fort c’est qu’il ne nous montre qu’une partie des échanges. Je trouve cet effet très réussi car il maintient une part de mystère dans la narration.

Ensuite, la communication entre les japonais et les locaux. Elle est rendue difficile mais possible uniquement grâce à l’interprète. Ce que le film montre bien qu’au delà de la langue, ils existent des valeurs communes entres tous les pays. C’est le cas par exemple de moments de partage, de la générosité (la vieille dame qui tient à faire gouter sa spécialité) ou la compassion (le gérant du manège qui s’inquiète pour l’état de santé de Yoko). Il existe tout un tas de valeurs positives qui unissent les êtres dans le monde entier.

Enfin, une seule personne va réussir à communiquer avec elle. C’est Temur, le guide Ouzbek. Une scène, qui est pour moi la plus belle du film, c’est la conversation entre Yoko et Temur à la réception de l’hôtel. A partir d’une simple évocation de la mer du Japon (il n’y pas de mer en Ouzbékistan) , ils vont s’engager dans un dialogue métaphorique sur la liberté, l’amour et son désir d’engagement.

Au final, on constate que la langue n’est pas le plus important. Comme une frontière entre deux pays, deux continents, c’est une barrière qui peut être facilement dépassée. Car d’autres choses, beaucoup plus fortes, plus naturelles relient les êtres sur cette terre. Dans le film, on dirait même que Yoko arrive à entrer en connexion avec cette brave chèvre. Plus que parler le même langage, l’important c’est d’arriver à s’exprimer, librement, quelque que soit son moyen. Pour Yoko, c’est chanter son amour.

Conclusion « Au bout du monde » est très beau film. Un témoignage à la fois intime et universel, en forme de miroir sur nos craintes et nos désirs. Bien plus qu’un road trip en Ouzbékistan, c’est une rencontre avec sa culture et ses habitants. Empreint de pudeur et de douceur, il porte un regard bienveillant sur ce pays et ses valeurs. Certaines scènes, de pure grâce, apparaissent aussi délicates qu’une estampe japonaise gravée au bout du monde.

Mention spéciale pour l’orchestre national d’Ouzbékistan. L’hymne à l’amour, dans sa version japonaise, est sublimé, là aussi dans toutes ses nuances d’intensité.

Je classe ce film « hors catégorie », juste à coté du film « Like Someone in love » du réalisateur Iranien Abbas Kiarostami. Dans cette lignée, il confirme que le brassage des cultures, entre réalisateur et acteurs entre pays de production et de tournage génère toujours quelque chose de nouveau et extrêmement créatif. Cela, des réalisateurs comme Nagisa Oshima l’avait compris depuis longtemps (voir les films comme Furyo ou Max, mon amour).

Avec ce nouveau film, K. Kurosawa m’a encore surpris. Il enrichit sa large filmographie, faite de ruptures, qui a dépassé le cinéma genres (fantastique, thriller, drame, romance…) mais dans laquelle je discerne une vrai continuité dans le message. Que je résume maladroitement ainsi : « un sentiment d’être étranger au monde, aux autres, à soi-même » qu’il explore dans chacun de ces films, de manière différente. 

C’est ça le cinéma de Kurosawa. Avant tout un cinéma de nuances. L’intensité est le baromètre de ses questionnements.  Toujours plus proche de sa quête identitaire, il n’hésite pas à explorer un monde réel ou imaginaire, s’émancipe des frontières pour mieux se focaliser sur le cadre de sa caméra et analyser son métier de réalisateur. Quel sera le thème de son prochain film ? Impossible de le deviner. Mais une chose est certaine, c’est qu’il va encore nous étonner.

La bande annonce officielle : 

https://japoncinema.com/critique-du-film-invasion-de-kiyoshi-kurosawa/

https://www.asia.fr/infos-voyage-ouzbekistan

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3 commentaires sur “Critique du film Au bout du monde – Kiyoshi Kurosawa (2019)”

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