Critique du film Senses – Ryūsuke Hamaguchi (2015)

« Senses » (titre original, Happî Awâ) est une série en cinq épisodes réalisée par Ryusuke Hamaguchi. Elle sortira au cinéma en France aux dates suivantes : le 2 Mai 2018 pour les épisodes 1 et 2, le 9 mai, pour les épisodes 3 et 4 et le 16 mai pour l’épisode 5.

Elle est sortie au Japon en 2015. C’est le distributeur Art house qu’il faut remercier pour nous permettre de le voir enfin en France.

De quoi parle cette série ? : A Kobe, au Japon, quatre femmes partagent une amitié forte. Du moins, le croient-elles. Quand l’une d’entre elles disparaît du jour au lendemain, l’équilibre du groupe vacille et certaines failles apparaissent. Chacune ouvre alors les yeux sur sa vie et prend conscience qu’il est temps d’écouter ses propres émotions.

« Le cinéma en série, un pari réussi ! »

Critique du film - Senses

La première originalité de Senses, c’est son format. C’est une série, décomposée en 5 épisodes (chacun d’une longueur équivalente à celle d’un film, environ 1h15), avec une histoire et une réalisation proche de celle d’un long métrage.

Ce n’est toutefois pas une première. Vous vous souvenez peut être de la magistrale Shokuzai (voir ma critique : https://japoncinema.com/critique-film-shokuzai) de K. Kurosawa, diffusée à la TV au Japon en 2012 puis sur Arte en France.

Senses est la première série à sortir directement au cinéma. Se pose alors la question de savoir si ce format est adapté ? Je pense en effet qu’il existe d’importantes différences entre un film et une série.

Sur la forme, l’avantage incontestable d’un série, c’est son rapport au temps qui offre beaucoup plus de souplesse. Le réalisateur peut développer certaines scènes qui auraient du être coupées au montage dans un long métrage. Une série permet aussi d’ajouter et de faire disparaître (voire réapparaître^^) des personnages. Le format du film a pour lui cette contrainte de devoir nous convaincre en une seule fois. On aime ou on n’aime pas un film. Nous n’avons a pas la possibilité de zapper un épisode ou de se dire que le suivant sera mieux.

Sur le fond, je considère que le format de la série à plus tendance à favoriser l’attente du spectateur, à générer de la dépendance. On se surprend à dévorer une série un peu comme un bien de consommation courante. Il ne faut pas se tromper, la majorité d’entre elles sont construites aussi pour nous donner envie de voir la suite.

Mon avis est que Senses trouve le bon équilibre entre ces deux formats, entre le fond et la forme car elle place les personnages au cœur de toute l’histoire. Dès la première scène, le spectateur est plongé dans le quotidien du groupe de jeunes femmes et il va les accompagner jusqu’à la fin de la série. Le format passe donc au second plan car Senses évite aussi l’écueil de la surenchère. De multiples rebondissements lui aurait fait perdre en crédibilité. Au contraire, sa simplicité et sa continuité lui confère une forme de maturité qui la rende légitime et pertinente pour le cinéma.

Autre constat positif, j’ai vu les 5 épisodes à la suite, en une journée pour une durée totale de 5h17 (avec deux pauses). A aucun moment je n’ai ressenti un sentiment de lassitude ou d’ennui. Le format épisodique est donc à mon avis parfaitement adapté à cette histoire et nous permet de s’attacher aux personnages.

Mais Senses va encore plus loin car les épisodes peuvent aussi être déconnectés. Chacun a un titre différent (celui de l’un des 5 sens) et délivre un message propre, en lien étroit avec ce titre. Il est donc aussi possible d’appréhender la série par épisode sans perte de qualité.

Le pari de diffuser les épisodes de cette série au cinéma est donc amplement réussi. Vue dans son ensemble, c’est une expérience unique d’une fresque temporelle au cinéma. J’espère vraiment que le public sera au rendez-vous en salles et adhérera au choix de ce format.

« Une plongée inédite dans l’intimité des sentiments »

Critique du film Senses - Ryūsuke Hamaguchi (2015)

La principale qualité de Senses est son immersion dans le quotidien de la vie du groupe de japonaises. Cette volonté d’aborder la série en mettant avant tout en valeur chacune de leur personnalité est captivante.

La réalisation est elle saisissante de réalisme. L’illustration pourrait être la scène du bus (magistralement mise en scène) où Jun discute avec une passagère. L’impression d’immersion est totale ! L’apparente légèreté du dialogue, à peine audible à cause de bruit du moteur, va avoir d’importantes répercussions.

Senses est aussi une œuvre originale parce qu’elle dégage une identité simple et forte sur le Japon actuel. Elle livre des tranches de vie, des témoignages à la frontière avec le documentaire. C’est d’autant plus intéressant quand on constate que les français connaissent en réalité peu les japonais. Sur ce point, Senses innove aussi sur la manière d’aborder leur personnalité. A ce titre, c’est une œuvre complexe à décrypter, à l’image des japonais eux même.

Le fait de montrer la vie quotidienne de japonais n’est pas inédit dans l’histoire du cinéma nippon (par exemple N. Kawase le fait très bien dans ses films). Mais je trouve que Ryusuke Hamaguchi va beaucoup plus loin car il utilise moins d’artifices pour percer certaines barrières de la personnalité des japonais qui sont souvent incomprises en France.

Prenons l’exemple de la scène de l’atelier, lorsque le coach demande aux participants de réaliser un exercice simple qui consiste à coller sa tête puis son front sur celui d’un inconnu. Cette proximité des corps, qui est le symbole de l’écoute et de la compréhension mutuelle, se transforme pour certaines participantes en véritable épreuve.

Cette scène est révélatrice que leur réserve naturelle peut nuire à l’expression de leurs sentiments. Au contraire, c’est précisément parce qu’elles n’arrivent pas à identifier et à maîtriser leurs émotions qu’elles les répriment au fond d’elles même. Les corps eux mêmes sont formatés par la culture. Le but de l’exercice est donc de s’en libérer afin de se mettre à l’écoute de l’autre et de tenter de le comprendre.  Il faut aller au-delà de la posture formelle pour révéler sa réelle personnalité et pouvoir exprimer ses sentiments.

Dans Sense, l’illustration parfaite est la jeune infirmière qui ne cesse de s’excuser (sumimasen pour pardon, arigato pour merci). Elle les répète tellement de fois qu’à la fin de la série, même si vous avez été déçus, vous pourrez vous dire : j’ai appris deux mots en japonais ^^.

Je vous invite à ne pas vous arrêter à cet aspect de la personnalité des japonais. Il faut aller au delà, approfondir, pour découvrir qu’ils jouissent d’un art de vivre unique au monde.

« Une prise de parole saisissante sur les relations humaines »

Critique du film Senses - Ryūsuke Hamaguchi (2015)

L’autre aspect que j’ai apprécié dans cette série, c’est son absence de jugement. Les évènements sont montrés sans prise de position ou de volonté d’influencer l’opinion du spectateur. Senses ne prône aucun manichéisme, ni héros, ni méchants. Les sentiments et les ressentiments sont montrées tels quels et c’est à vous de les ressentir pour vous faire votre propre opinion sur les personnages.

La meilleure illustration est cette scène de lecture assez longue (environ 15 minutes) où l’écrivaine lit sa nouvelle dans une petite salle sans artifices et sans autre élément que le ton neutre de sa voix (c’est d’ailleurs une remarque qui lui est faite lors de l’after au restaurant).

Je trouve que cette scène illustre parfaitement la réalisation moderne et innovante d’Hamaguchi. Il fallait oser intégrer la lecture dans toute sa longueur, au risque que le spectateur ne décroche. Au contraire, c’est un de mes moments préféré du film. On s’émancipe de l’écran à mesure que les mots s’adressent directement à notre imagination. On visualise les évènements alors que rien n’est montré à l’écran. Cette scène peut aussi être interprétée comme une volonté de retour à la tradition, à la vertu de l’écrit, de l’écoute sur le ressenti des émotions. Tout cela par rapport au déferlement des images d’une télévision ou d’un téléphone portable qui auraient tendance à dicter les tendances et nous dicter notre manière de penser.

Senses traite donc de sujets forts avec beaucoup de réalisme.

C’est le cas d’un des thèmes centraux de la série, les relations amoureuses. Sur ce thème, on est loin des clichés sur les amourettes au Japon sous les sakura présentés par certains films. La série prône un retour à la réalité, aussi dure soit elle. Elle alterne entre le chaud des relations amicales, échappatoire réconfortant et constructif (les nombreux repas sont propices aux échanges et aux éclats de rire), et le froid des disputes et des ruptures amoureuses (je pense notamment à la scène d’audience au tribunal). Pour chaque personnage féminin, le chemin qu’elle trace s’apparente à une forme de libération, d’exécutoire mais aussi d’analyse sur le sens à donner à leur vie à et les choix à faire pour préserver leur avenir.

Il nous montre aussi qu’il n’est jamais facile de comprendre son conjoint et que chaque personne, façonné par son caractère, son éducation et son vécu, poursuit ses propres objectifs. D’où la difficulté de s’accorder parfaitement dans la durée.

A la fin, on quitte les personnages avec l’impression de mieux connaître les japonais, avec leurs qualités et leurs défauts.

« Il n’est jamais trop tard pour devenir ce qu’on veut être »

Critique du film Senses - Ryūsuke Hamaguchi (2015)

La série traite aussi d’un phénomène au Japon qui prend de l’ampleur ces dernières années.

Chaque année, environ 100 000 personnes disparaissent sans laisser de traces. Ce phénomène est appelé « johatsu » qui signifie les « évaporés ». Dans Senses, c’est ce que va devenir Jun, l’une des personnage qui, après avoir prononcé son divorce, décide de rompre avec son ancienne vie, son conjoint et ses amies. Sa disparition va entraîner un séisme intime en chacune d’elles.

Les motifs des « évaporés » sont nombreux : licenciement, burn-out, pressions familiales, rupture amoureuse.

Depuis l’enfance, la pression sociale qui pèse sur les japonais est très importante. Elle s’accroit au fur à mesure de sa vie pour atteindre un idéal de réussite. L’éducation joue un rôle prépondérant dans la transmission des valeurs de respect et de la soumission aux règles. Dés lors ,comment exprimer ses sentiments dans un société qui a tendance à les réprimer ? On comprend facilement que certaines personnalités ne sont pas adaptées à ce mode de vie, à cette manière de penser et aspirent à autre chose. Elle décident alors de tout quitter pour retrouver leur liberté et commencer une nouvelle vie, même si elle devient plus précaire.

Si vous voulez en savoir plus sur ce sujet, je vous renvoie vers l’excellent livre de la journaliste Léna Mauger qui a recueilli de nombreux témoignages pour comprendre ce phénomène.

Quelques mots enfin sur la manière de montrer le Japon : La ville de Kobe (où se déroule la majorité de la série) est filmée de manière simple. Seules certaines scènes la mettent bien en valeur. C’est le cas notamment par la scène d’introduction où l’on retrouve le groupe d’amies dans un téléphérique qui les emmène sur les hauteurs de Kobe dans le jardin aromatique Nunobiki. Ce qu’il faut retenir de la manière de filmer le Japon, c’est qu’elle est abordée comme si le spectateur était un habitant de Kobe. On retrouve tous les lieux quotidiens des locaux, des maisons exiguës du centre, aux soirées dans les boites de nuit nichées sous la ville, en passant par un week-end dans la station thermale d’Arima, célèbre pour ses Onsens. Cette proximité peut être déroutante si vous n’êtes pas encore allés au Japon mais elle colle parfaitement à la réalité du quotidien des japonais.

Conclusion : Senses est une belle surprise. Une série captivante qui se révèle au fur et à mesure des épisodes éblouissante de réalisme et de maturité. Je me suis senti proche de la vie réelle des japonais et de leur manière d’être au quotidien. A la fois simple et exigeante, attachante avec plein de réserves, elle est à l’image des japonais eux mêmes. Une expérience unique pour approcher leurs sentiments amoureux. N’hésitez pas à faire le premier pas au cinéma le 2 mai !

La bande annonce :

Cliquez sur le lien pour voir le film en VOD

Critique du film Senses - Ryūsuke Hamaguchi (2015)

Critique du film Senses – Ryūsuke Hamaguchi (2015)

Votre avis ?

6 commentaires sur “Critique du film Senses – Ryūsuke Hamaguchi (2015)”

  1. Merci pour votre analyse. On sort de Senses ébloui et je suis en accord avec ce que vous écrivez. 3 ans après un séjour au Japon, je retrouve à travers ce film une intimité avec les personnages qui me rapproche encore plus de ce peuple et de sa culture. La scène de la lecture m’a renvoyée dans les Onsen avec l’intensité d’un rêve. Ce film est magique!

     
  2. J ai aimé c film : une sorte de méditation tout au long des scènes , des mouvements, des expressions de visage , des mots et gestes, des paysages ( cascades) je n ai pas encore été au Japon mais je m y prépare à travers mes lectures ( la péninsule aux 24 saisons de Inaba: magique). J ai retrouvé dans ce film cette sensualité particulière que j aime tant dans mes lectures de romans d auteurs japonais. Mes 2 amies n ont pas été sensibles au film, j irai voir l autre épisode seule

     
    1. Je suis complètement d’accord avec toi. La littérature, le cinéma japonais et le voyage sont des univers interactifs (de nombreux films sont des adaptations de romans) contemplatifs et méditatifs.
      Pour moi aussi, mélanger la lecture au cinéma a été une expérience initiatique très enrichissante avant d’aller au Japon. C’est ce lien entre le cinéma et le voyage qui m’a donné envie de créer mon site.
      Tu verras lors de ton séjour, toutes ces œuvres te permettront de découvrir le Japon autrement.

       
  3. Bonsoir. Je suis en grande partie d’accord avec vous, sauf sur un point très important. Senses n’est pas une serie ! A la base , c’est un film qui dure 5 h17 ! Le distributeur et le cinéaste se sont mis d’accord pour une sortie en trois parties, et pour une durée de 5 h. Ce qui est le seul point frustrant, car je dirais que l’on sent qu’il manque quelque chose dans ce film. Les 17 minutes sont un grand manque et c’est le seul point négatif que je soulève sur ce film. C’est une oeuvre d’art. Comme Bergman, Cassavetes, Wenders , en ont fait. Cette oeuvre vous transforme, on ne sort pas « indemne  » de Senses. On ne peut considérer normal d’aller voir un blockbuster alors que l’on a vu une oeuvre aussi intimiste, épurée, que Senses. Je ne vais pas spoiler, je dirais qu’il y a des moments de pure grace, comme l’échange dans la boîte de nuit , comme le depart de Jun, comme le passage dans le bus que vous avez releve a juste titre. Cette oeuvre est majeure et fera date, comme à un degré moindre Shokuzai, on l’on sent l’influence de la serie tv, mais qui aborde des thématiques cruciales sur la condition féminine au Japon. Dans Senses, j’ai trouvé du HSS, du Rohmer, du Cassavetes, du Bresson aussi, Hamaguchi est un cinéaste érudit, qui sait construire son propre style, sa propre patte , avec l’influence des réfèrences que j’ai cités . Je dirais que les actrices sont toutes parfaites, mais ma preference va nettement à Jun, qui incarne la grâce, la douceur, l’amour, la rébellion, et qui malgre son abscence pendant plus de 2 h, laisse une presence plus que palpable . Par contre, je pense que la fin de Senses se situe dans la deuxième partie sortie en France , sur le bateau…

     
    1. Bonjour,
      Merci de partager votre sentiment.
      Sur le format du film, mon article s’intitule bien « critique du film Senses ». Mais bien qu’il s’agisse d’un film, je reste nuancé car je trouve qu’il ne rentre dans aucune catégorie. D’ailleurs, ce n’est pas le plus important.
      Le plus important (et je vous rejoins totalement) ce sont ces moments de grâce que j’ai ressenti, qui pourront toucher certains spectateurs et laisser d’autres insensibles.
      Avec le recul, je pense que Ryusuke Hamaguchi a réalisé une œuvre inclassable entre le roman et le documentaire, le film et la série, le songe et la réalité.

       
  4. Bonjour, ta critique sur le long-métrage « Senses » est très pertinente. Je te propose de découvrir un autre film de ce genre qui pourrait certainement te plaire. Il s’agit de « Le Portrait interdit », que j’ai vu en vidéo à la demande sur : https://play.google.com/store/apps/details?id=com.virgoplay.v3.playvodmax&hl=fr . C’est un long-métrage chinois de Charles de Meaux sorti en 2017. Au casting, tu retrouveras les acteurs Fan Bingbing et Melvil Poupaud, entre autres.

     

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