J’ai le plaisir de vous introduire une nouvelle série d’articles que je voulais publier sur mon site depuis longtemps. Elle sera orientée exclusivement sur l’histoire du cinéma japonais et les films classiques. Le but est de vous présenter des réalisateurs et réalisatrices disparus qui ont fait l’histoire du cinéma japonais mais qui restent méconnus en France. A travers leur histoire, vous pourrez mieux apprécier leurs films, la culture japonaise et l’histoire du Japon, les deux sont intimement liés. Je ferai aussi toujours un focus sur le style artistique. Ce qui fait que d’un point de vue « technique » ils et elles ont apportés au cinéma mondial.
Pour ce premier article, je vous propose de découvrir une légende du cinéma japonais, Sadao Yamanaka (1909-1938). Il a écrit 54 scénarios et réalisé 24 films (à thématique jidai-geki), un genre dont il contribue à réinventer les formes. On peut le considérer comme un des réalisateurs majeur du premier âge d’or du cinéma japonais, celui des années 30.
Cet article a été rédigé en grande partie par Alexandre (passionné par l’histoire et le cinéma japonais) qui va participer aux publications de cette nouvelle partie que j’espère la plus riche possible. Merci à lui. Je pense que vous allez apprécier cet article.
« A travers cette (brève) étude de sa courte et mémorable existence, nous allons tenter de toucher du doigt une histoire japonaise, celle de Sadao Yamanaka, sa vie, ses films , entre tragédies et réussites. Et ce style unique qui a inspiré et traversé les époques« .
« Sadao Yamanaka, symbole du martyr du cinéma japonais »
Né à Kyoto en 1909, le jeune Sadao est entré dans le milieu du cinéma vers 20 ans en devenant scénariste et assistant réalisateur dans la société de production de Masahiro MAKINO, figure du cinéma nippon. En 1932, il réalise son premier film Le sabre de chevet et jusqu’à sa mort en 1938, il ne réalisera pas moins de 24 films (soit 4 films par an… !). Pourtant, si vous voulez jeter un œil curieux à l’un de ses films, vous n’aurez guère de choix car il n’en reste que trois !

Malgré cela, Sadao Yamanaka est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands réalisateurs japonais de l’histoire ! De nombreux collègues illustres se sont inspirés de lui comme Akira Kurosawa dans La forteresse cachée (1958) où l’histoire des lingots d’or rappelle le trajet comique du Pot d’un million de ryos (1935). Il faut aussi noter que le style de l’illustre Yasujiro Ozu est en réalité assez proche de celui de Sadao car ils furent amis et s’entre-influencèrent.
« Un début de carrière bouleversé »

La vie professionnelle de Sadao démarre un peu comme les personnes qui ont ouvert un restaurant en 2019 juste avant l’épidémie de Covid-19. Le 1er septembre 1923, un séisme dévastateur, de magnitude 7,9, touche la région du Kanto : plus de 90 000 morts dont la majorité sont malheureusement dus aux incendies comme dans la capitale Tokyo, détruite à près de 70% ! Ce drame affreux explique le fait qu’il est difficile aujourd’hui, de trouver des quartiers, bâtiments ou même des temples qui ont survécu au séisme, entrainant un aspect ultra-moderne de Tokyo.

Né à Kyōto en 1909, Sadao Yamanaka y débute sa carrière de cinéaste en tant qu’assistant-scénariste à l’âge de 17 ans. Il a vu déferler la quasi-intégralité de l’industrie cinématographique japonaise, déjà florissante depuis le début du XXème siècle, fuyant le séisme de la capitale. C’est sûrement pour cela qu’il trouve des premiers petits boulots de scénaristes. Pour vous donner une idée de l’ampleur du succès : plus de 700 films sont produits au Japon entre 1928 et 1938, ce qui fait du Japon le 1er producteur mondial de films devant Hollywood et ce, malgré le séisme de Tokyo ! A l’époque, les réalisateurs sont astreints à un rythme effréné où le montage s’effectue en parallèle du tournage, jour après jour…
C’est par son style novateur que Sadao va rester dans les mémoires. A l’époque, l’un des genres les plus à la mode est le chambara, en français « combat de sabre », et met à l’honneur des bretteurs nihilistes (comme les ronins) ou des héros au cœur pur, sauvant la veuve et l’orphelin et profitant d’un cadre unique pour briller : les ruelles de Kyoto style-Edo. Sadao semble un peu lassé de ce type de film et crée son propre gang : le Narutaki-gumi. Non, il n’est pas devenu yakuza mais s’est entouré de 7 cinéastes prêts à changer le film de samouraï…

« Une légende du cinéma japonais, des films à voir et revoir »
Dans « Le pot d’un million de ryos », Yamanaka choisit l’illustre acteur Chuji Kunisada pour jouer le rôle d’un samouraï pas comme les autres. Sans être un anti-héros, Sazen Tange n’en est pas moins un « bretteur violent, lent et négligent et incorrigible flemmard » (selon D. RICHIE). Son caractère surprend donc car en mettant de scène un pseudo-héros qui ne comprend pas que le pot contient une somme d’argent immense, on touche du doigt le comique du film, un registre qui ne fait pas beaucoup d’émules à l’époque (et surtout après la guerre…).

Dans le second film que l’on peut encore regarder aujourd’hui, intitulé Soshun Kochiyama (1936), le jeune réalisateur montre aussi son talent pour s’entourer des meilleurs artistes comme Setsuko Hara qui deviendra la reine du cinéma japonais dans les films de Y. Ozu. Comme ce dernier, Yamanaka, semble toujours s’entourer des mêmes personnes pour se créer un climat propice où le jeu des interprètes devient exceptionnel, tandis que les décors se font des plus minimalistes et épurés.

« Pauvres Humains et Ballons de papier » (1937) est le dernier film de Yamanaka et c’est un vrai chef d’œuvre. Le bushido est sévèrement raillé dès que le film commence en justifiant le suicide par pendaison d’un ancien samouraï : « Parce qu’il n’avait plus de sabre, il l’a vendu l’autre jour pour du riz. » Pour accompagner ce rejet des vieux stéréotypes, les personnages y parlent un japonais contemporain alors que traditionnellement, c’était un ancien langage qui comptait les contes historiques.
« Focus sur sa technique : le maître du champs et contre champs dorsal »
Dans son autobiographie, l’acteur Kanjūrō Arashi (surnommé « AraKan ») raconte une anecdote très amusante qui révèle le style et l’exigence du maître Sadao Yamanaka, qui s’affirme dès son premier film. Cette anecdote a eu lieu pendant le tournage du film « Genta d’Iso : le sabre de chevet » (titre japonais : Iso no Genta : Dakine no nagadosu) en 1932. L’acteur raconte : « dès 9 heures du matin, je me tenais prêt, le visage parfaitement maquillé, à la cantine des studios. Le tournage avait lieu à l’extérieur ce jour là. Mais on ne vint jamais me chercher. Le soleil était en train de se coucher, je perdis patience et me rendis sur le lieu de tournage. Yamanaka ne demande de patienter encore un peu. A 17 heures ce fut enfin mon tour. S’excusant, il me dit : « Monsieur, auriez vous la gentillesse de bien vouloir coller votre dos contre la caméra et de vous avancer lentement ?« . En entendant la caméra tourner derrière moi, je marchais, j’étais en colère et je me suis dis : pourquoi ne me filme-t-il pas de face cet abruti ? Alors pourquoi m’a t il demander de me maquiller si c’est uniquement pour voir mon dos ! ».
Yamanaka « dorsalise » ses plans et c’est une de ses marques de fabrique. Elle consiste à montrer tous les personnages à égalité absolue. Sur le champs de bataille, elle montre tous les soldats de dos, comme pour dire qu’ils entrent tous dans la bataille, de manière impersonnelle pour aller vers la victoire ou la mort.
Voici une autre illustration, avec le film « Le Tatoué de la ville » (Machi no irezumimono), nous sommes en 1935. A la fin du film, on découvre un champ-contre champ des dos des deux héros (Matajuro et Shinza). Chacun se situe à un instant critique de sa vie alors que la nuit est tombée on va vivre deux scènes en parallèle. Dans la première, Matajuro (Chojuro Kawarasaki) est allongé, immobile sur le tatami à l’arrière plan (dos tourné à la caméra) pendant que son épouse se tient debout au premier plan. Elle est filmé de profil et elle sort un couteau de son kimono pour se suicider avec son mari. En parallèle, une autre scène montre Shinza (Kan’emon Nakamura) en train de se battre en duel sur un pont. La caméra reste derrière lui montre son dos charbonneux. Quel sera son destin ? Ce magnifique parallèle constitue le centre et le sommet du film. Par qu’on est témoin non pas d’un face à face mais d’un dos à dos silencieux et puissant, symbole de leur rivalité.
Terminons ce paragraphe avec une comparaison avec les western américains. La légende raconte que dans les années 50 à Hollywood, Samuel Fuller à repris (sans le savoir) ce que Yamanaka à fait quelques années plus tôt. Et que c’est pour cette raison que Fuller n’a jamais voulu travailler avec John Wayne. Jamais la superstar n’aurait accepté d’être filmé uniquement de dos 🙂
« Un génie maudit, victime du militarisme japonais »
Le dernier exemple est symbolique du nouveau chambara : « un drame contemporain avec un chignon de samouraï » selon Hiroshi Inagaki. C’est un peu le même genre d’effet comique que dans Les visiteurs où l’ancien français et le français moderne se mélangent avec humour selon les époques traversées. Dans le film de Sadao, ce choix linguistique est accompagné d’un changement de thématique abordée où les sentiments personnels prennent le dessus sur les dogmes institués : le personnage principal n’est plus un héros et, déchargé de cette lourde charge, il s’humanise peu à peu…
Encore une fois, le destin du réalisateur va être bouleversé. En effet, le régime militariste japonais s’est solidement implanté dans les années 1930 et ses valeurs héroïques et martiales ne sont pas vraiment en adéquation avec les films de Yamanaka… D’autant plus que la Chine a été envahie par le Japon en 1932 ; Yamanaka reçoit son ordre de mobilisation le jour même de la sortie de son dernier film alors qu’il en préparait un autre qui s’annonçait encore plus sulfureux dans un climat de censure de plus en plus stricte.

Caporal d’infanterie dans la seizième division de Fushimi à Kyoto, il participe à la bataille de Nankin en Mandchourie. En janvier 1938, son ami Yasujiro Ozu lui rend visite à Jurong mais ce sera leur dernière entrevue. En effet, après l’horrible bataille de Xuzhou, Sadao attrape la dysenterie après avoir rampé dans la boue des heures durant… Il décède en septembre 1938 des suites de sa maladie devenant un symbole de la folie d’un régime guerrier qui a envoyé vers la mort des millions de jeunes japonais.
« Une gloire posthume »
Malgré sa mort précoce, Sadao a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire du cinéma japonais. En 1999, « Pauvres Humains et Ballons de papier » est classé par Kinema Junpō à la 18e place du Top des cent meilleurs films japonais. Même en France, dans le cadre du festival Paris Cinéma du 3 au 13 juillet 2010, la Maison de la culture du Japon à Paris diffusait ses trois films qui ont survécu (je n’ai pas trouvé ces informations). D’ailleurs, il ne faut pas oublier que de très nombreuses œuvres japonaises ont été perdues à jamais entre les incendies de 1923 et la Seconde guerre mondiale (1939-1945).
Pour rédiger cet article, je me suis beaucoup servi du livre Le Cinéma japonais de Donald Richie. Ce livre est mon livre de chevet et je ne peux que vous conseiller de le lire surtout si vous vous lassez des livres où l’on vous résume des films à la pelle mais sans jamais entrer dans les détails.

Ou voir ses films ?
Vous avez la possibilité de regarder gratuitement le dernier film de Sadao Y. directement sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pauvres_Humains_et_Ballons_de_papier

Voici aussi une version colorisée du film qui est disponible sur Youtube où des sous-titres automatiques. https://www.youtube.com/watch?v=Pq-jRYPeVfo&t
A noter que ce film a fait l’objet d’une restauration en 4K en 2020 par la Fondation du Japon.
Sa filmographie (24 films)
- 1932 : Genta d’Iso : Le Sabre de chevet (titre japonais : Iso no Genta : Dakine no nagadosu)
- 1932 : Pluie de piécettes (Koban shigure)
- 1932 : Ogasawara Ikinokami
- 1932 : Le Guerrier joueur de flûte (Kuchibue o fuku bushi)
- 1932 : Trentième exploit des mémoires du détective Umon : La Ceinture dénouée du bouddhisme (Umon torimonochō sanjūban tegara: Obitoke buppō)
- 1932 : La Lettre du Tengu I (Tengu kaijō : Zenpen)
- 1933 : Satsuma hikyaku II (Satsuma hikyaku : Kenkō aiyoku hen)
- 1933 : La Vie de Bangaku (Bangaku no isshō)
- 1933 : Jirokichi le voleur I (Nezumi kozō Jirokichi: Edo no maki)
- 1933 : Jirokichi le voleur II (Nezumi kozō Jirokichi: Dōchū no maki)
- 1933 : Jirokichi le voleur III (Nezumi kozō Jirokichi: Futatabi Edo no maki)
- 1934 : L’Épée d’un homme de goût (ūryū katsujinken)
- 1934 : La Carrière d’un simple soldat (Ashigaru shussedan)
- 1934 : Gantaro sur la route (Gantarō kaidō)
- 1935 : Chuji Kunisada (Kunisada Chūji)
- 1935 : Le Pot d’un million de ryō (Tange Sazen yowa: Hyakuman-ryō no tsubo)
- 1935 : Yatappe de Seki, un film coréalisé avec Hiroshi Inagaki
- 1935 : Le Tatoué de la ville (Machi no irezumimono)
- 1935 : Le Voleur au capuchon blanc I (Kaitō shirozukin: Zenpen)
- 1935 : Le Voleur au capuchon blanc II (Kaitō shirozukin: Kōhen)
- 1936 : Kōchiyama Sōshun
- 1936 : La Route de la mer qui gronde (Uminari kaidō)
- 1937 : Ishimatsu des forêts (Mori no Ishimatsu)
- 1937 : Pauvres Humains et Ballons de papier (Ninjo kamifūsen)
https://japoncinema.com/les-films-japonais-a-voir-au-cinema-en-2025/